Chapitre 10
Où notre héros découvre les avantages et les inconvénients d’une overdose, et le plaisir, trop vite écourté, de rentrer chez soi
On le relevait, fermement mais sans à-coup, des bras robustes l’emportaient. Dans son sommeil, Antoine reconnut un parfum de santal, celui d’Iris, ce qui l’entraîna immédiatement dans un rêve absurde, où il était question de tête de veau, de géants métalliques et de vieilles femmes nues aux seins pendants, qui le poursuivaient dans une cuisine labyrinthesque. Il était en sueur et ses jambes pesaient une tonne chacune, transformant sa course en un ralenti terrifiant. L’une des vieilles, qui avait le visage bienveillant de Marcelline, finit par le coincer devant deux marmites débordantes de tagliatelles, Tino Rossi chantait Marinella, et Marcelline l’engloutissait entre ses énormes mamelles ridées. Il suffoqua.
Il sentit une main apaisante se poser sur son front et chasser le cauchemar. Une éternité s’écoula, Antoine dormait toujours. Il rêvait maintenant qu’il se trouvait dans une chambre plongée dans une douce pénombre, les volets tamisant les premiers rayons du soleil. La porte s’ouvrait très doucement, quelqu’un marchait sur la moquette avec une délicatesse féline. Une jeune femme nue sous un déshabillé rose et transparent se penchait sur lui et l’observait longuement, intensément. Elle lui touchait le bras, timidement d’abord, puis, s’enhardissant, commençait à le caresser. La jeune femme le déshabillait, maintenant, avec quelque difficulté puisqu’il ne lui était d’aucune aide. Elle lui retirait sa chemise, son pantalon, ponctuant ses gestes de baisers à la fois rapides et brûlants. C’était le rêve le plus délicieux qu’il avait fait depuis longtemps. Sa partenaire lui mordillait la bouche, les mamelons – les sensations étaient si réelles qu’il eut peur, dans son sommeil, de se réveiller –, il sentait sa bouche sur son pénis, c’était particulièrement bon, même s’il ne bandait pas. Elle était légère quand elle le chevaucha. Soudain, il crut entendre une voix de femme, autoritaire :
— Alice, qu’est-ce que tu fais là ? Descends de là tout de suite !
— Mais pourquoi ? demandait une voix qui ressemblait à la précédente.
— C’est du viol ! Tu es en train de violer un patient !
— Laisse-moi tranquille ! Lâche-moi !
Quelqu’un grimpait sur le lit, il y eut une courte lutte, le corps d’Antoine tressautait au rythme du matelas. On forçait la jeune femme à quitter sa position.
— Salope ! Jalouse ! Pute ! Jalouse ! De me voir faire l’amour !
— Comment ça, « faire l’amour » ? Avec qui ? Il y a un homme qui bande, ici ?
— Lâche-moi ! Salope ! Putain !
— Cet homme est inconscient ! Il n’est pas en état de marche, tu n’as pas le droit de l’utiliser sans son accord !
Antoine cria dans son rêve qu’il était entièrement d’accord, juste un petit problème technique qui allait s’arranger. Mais personne ne lui répondit et la porte se referma doucement. Pourtant, il restait quelqu’un dans la pièce. Le rêve continuait, toujours aussi délicieux. La jeune femme revenait, elle n’était pas vêtue de la même façon, il sentit le contact d’une robe de chambre en coton lorsqu’elle se pencha sur lui. Elle le regardait, différemment de la première fois. C’était aussi intense, mais plus paisible. Elle remontait les draps sur son corps, lui caressait le front. Puis l’embrassait très doucement sur les lèvres. Il chercha à la prendre dans ses bras, elle se dégagea en douceur et disparut.
Antoine ouvrit les yeux. C’était la nuit autour de lui. En cherchant à tâtons le commutateur de la lampe de chevet, il fit tomber quelque chose de la table de nuit. Un verre, qui se brisa, ce qui le réveilla complètement. Il se redressa, finit par mettre la main sur ses lunettes et les chaussa. Il était dans une chambre inconnue, portait une chemise verte d’hôpital et sa barbe avait au moins deux jours. Il eut un vertige en se levant du lit, et cette putain de lumière qu’il ne trouvait pas ! Son gros orteil buta contre le pied d’un fauteuil, ça lui fit un mal de chien et il lâcha un « putain, merde ! » sonore. À l’aveuglette, il repéra la fenêtre et tira les rideaux. La lumière inonda la pièce. Il reconnut le boulevard Haussmann et sa circulation dense. Angle boulevard Haussmann-rue de Courcelles plus précisément, dont le bruit était atténué par un double vitrage.
Antoine sortit de la chambre et suivit un long couloir jusqu’à une porte. Il l’ouvrit et se retrouva dans une salle d’attente remplie de femmes, dont les trois quarts, une bonne demi-douzaine, étaient enceintes. Pensant qu’il rêvait toujours, Antoine se mit à gueuler :
— Où je suis ? Bon Dieu, mais où je suis ?
Les patientes, tétanisées par cette apparition incongrue, restèrent muettes. Une autre porte s’ouvrit sur une jeune femme à lunettes en blouse blanche, qui ne semblait pas émue outre mesure de l’intrusion d’Antoine.
— Je suis le docteur Hélène Alvarez, une amie d’Iris. Tout va bien, dit-elle en le prenant par le bras pour le raccompagner d’où il venait.
Antoine se laissa entraîner sans se douter qu’il montrait allègrement son cul au passage, les liens de sa chemise s’étant dénoués. Ce qui provoqua quelques petits rires dans l’assistance. Il lança à Hélène un regard paniqué :
— Quelle heure il est ?
— Six heures et demie.
— J’ai dormi toute la journée ?
— On est vendredi. Vous avez dormi trente-six heures.
Hélène Alvarez le poussa doucement dans la chambre, alluma et le fit asseoir sur le lit. Antoine se laissa faire mollement, vidé d’un coup de toute énergie.
— Pourquoi je suis là ?
— C’est Iris qui vous a amené chez moi. Vous avez pris un somnifère un peu costaud, expliqua-t-elle en lui prenant le pouls.
— J’ai fait un cauchemar épouvantable… Avec de vieilles femmes… C’était monstrueux…
Mais la mémoire lui revint d’un coup : Billy, le bordel de vieilles, Pierrot l’Étrangleur. Billy. Billy et sa petite pilule dorée ! Il sursauta, comme s’il se réveillait pour de bon.
— Salopard de Billy !
— Oui, je sais, répondit Hélène, mais il ne l’a pas fait exprès.
— Bien sûr, et la baraque où il m’a entraîné, ce tordu, avec les vieilles, il ne l’a pas fait exprès non plus ?
— Billy vous a emmené chez Mamie Renée ?
— Vous connaissez cet endroit ?
— Non, mais je connais Billy.
Elle écoutait maintenant les battements de son cœur, l’oreille collée à sa poitrine. Si Antoine n’avait pas été dans un état de confusion pareil, il se serait aperçu qu’Hélène Alvarez était très jolie, et aurait sans doute été troublé par le contact de ses cheveux contre son torse.
— Tout est en état de marche. Vous allez être encore un peu dans le vague, jusqu’à demain matin, le rassura-t-elle.
— Je vous connais… dit Antoine.
— Je ne crois pas. Quand vous êtes arrivé, vous dormiez comme une bûche.
— Si, je vous connais… Je ne sais pas comment, mais j’ai le souvenir de vous.
Il tendit la main vers son visage et lui enleva ses lunettes. Les yeux verts de la jeune femme se plissèrent et elle fit une drôle de grimace.
— Dernière chose à me faire, je suis myope comme une taupe !
— Excusez-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris, dit Antoine, tout con.
Hélène remit ses lunettes.
— Pas grave… tout va bien…
Elle se leva, récupéra les vêtements d’Antoine sur un fauteuil et les posa sur le lit.
— Vous vous habillez toujours comme ça ?
— C’est pas à moi, c’est…
— Je plaisante.
Hélène marqua un temps avant de sortir :
— Au fait, Iris vous a ramené vos clefs pendant que vous dormiez. Avant que j’oublie…
Elle tira le trousseau de la poche de sa blouse et le lui lança. Il le rata, naturellement. Elle éclata de rire.
— Demain, ça ira mieux. Si jamais vous avez un problème, appelez-moi.
Alors qu’elle ouvrait la porte, Antoine lui demanda :
— C’est qui, Alice ?
Hélène s’immobilisa, silencieuse, puis finit par répondre, sans se retourner :
— Alice ? Il n’y a pas d’Alice ici.
« Quel type curieux », se dit Hélène en introduisant le spéculum dans le vagin de sa patiente. Il n’a rien de particulier, il a même l’air un peu banal… Comment un type comme lui peut-il être en relation avec Billy ? Crazy Billy… Billy, le lièvre de Mars… Iris lui avait à peine expliqué, Billy encore moins. Ce dernier avait d’ailleurs eu un comportement bizarre, se marrant au début, puis d’un coup changeant d’attitude, s’enfuyant presque du cabinet, ce matin-là. Sans raison apparente.
— Qui est-ce ? avait demandé Hélène. Un junkie ?
Iris avait répondu en riant que pas du tout, qu’il était tout à fait normal, qu’il s’appelait Antoine… Antoine Meyer.
— Antoine Meyer ? avait fait Billy. Ça me dit quelque chose, ce nom.
— Ça m’étonnerait que vous fréquentiez les mêmes endroits, avait répliqué Iris. Il travaille, ou plutôt travaillait, dans les assurances.
C’est alors que Billy avait manqué et qu’il s’était enfui comme un voleur, en leur laissant le dormeur sur les bras.
— Quelque chose ne va pas, docteur ?
Hélène sursauta. Elle était depuis cinq minutes le nez sur le vagin de Madame Augier, perdue dans ses pensées.
— Non, tout va bien. Je vous fais un frottis de contrôle, mais tout va bien.
« Le cauchemar est terminé », songea Antoine du fond de sa baignoire. Le seul souvenir concret qui lui restait du tumulte de ces derniers jours était la bosse sur le front, qui avait sérieusement dégonflé. Il ferma les yeux, se laissant aller au bien-être de se sentir en sécurité, chez soi, de retrouver ses repères, de récupérer lentement son énergie et d’être propre – il avait pris trois douches avant de se raser et de se faire couler un bain. Bizarrement, il éprouvait une sensation d’apaisement, à deux doigts de la sérénité. Le bilan était toujours aussi gris, mais Antoine était enfin sorti du noir. Chômage, déception amoureuse, chagrin, angoisse, tout cela restait bien sûr sous-jacent, ses problèmes attendaient la moindre occasion de resurgir et de le laminer de nouveau. Mais, pour l’instant, ils étaient en veilleuse, tandis qu’Antoine mijotait dans son bain.
Il se sécha voluptueusement dans un drap de bain rêche comme du papier de verre, un cadeau de sa mère, brodé à ses initiales, impossible de ne pas l’utiliser. L’histoire de sa mère, ça aussi c’était un sujet de préoccupation, mais il verrait plus tard.
Il retrouva un double de ses lunettes dans un tiroir, les chaussa avec délice et contempla son reflet dans le miroir. Les paroles d’Iris lui revinrent en mémoire : « Un petit David…» Il se recula pour obtenir une vision globale de sa personne, observa son cul par dessus son épaule. Effectivement, c’était tout à fait correct. Il pivota sur lui-même, examina son côté face, trouva les proportions harmonieuses, et comprit enfin ce que voulait dire Lætitia lorsqu’elle parlait de l’élégance de sa queue. Lætitia. Il ne put réprimer un pincement au cœur, c’était trop tôt. Mais ça restait supportable.
Il retourna nu dans sa chambre, s’allongea sur son lit au matelas un peu mou et, pour parfaire sa relaxation, se masturba, parvint rapidement à la jouissance, vérifia qu’il n’y avait aucune tache sur le couvre-lit et alluma la télé. La série totalement insipide sur laquelle il tomba, où une femme médecin urgentiste extrêmement brushée se débattait avec les misères humaines, lui parut follement intéressante. À la fin de l’épisode, Antoine se demanda si l’héroïne allait enfin rencontrer l’amour et combler le vide sentimental de son existence. Ce qui le ramena au sien…
Lætitia le regardait du haut de son cadre, sur la table de nuit. Il prit la photo, la contempla longuement. Elle lui lançait un sourire à la fois tendre et énigmatique. C’était un très joli portrait… Peu de temps auparavant, il aurait certainement brisé le verre et déchiré la photo. Demain ou après-demain il la rangerait dans un tiroir, il rangerait tous leurs souvenirs communs dans un tiroir. Qu’il se garderait bien d’ouvrir. Du moins un petit bout de temps. Il reposa le cadre à sa place, remarqua qu’il n’était que vingt-deux heures, et qu’il avait faim.
Il était attablé devant un bol de café au lait, en train de se faire une tartine de confiture, lorsque le téléphone sonna. Le répondeur n’était pas enclenché, et la sonnerie se fit insistante. Sa mère, sans doute. Bien qu’il n’eût pas la moindre envie de lui parler, il finit par décrocher.
— Monsieur Meyer ?
La voix était féminine et sûre d’elle.
— Lui-même. Qui est à l’appareil ?
— Je représente la société Emerson Intérim, je vous appelle de la part d’un ami.
— Quel ami ?
La femme mit un temps avant de répondre :
— Une relation d’une relation. Vous cherchez actuellement un emploi, si je ne me trompe ?
La conversation prenait une tournure bizarre.
— C’est très récent, comment êtes-vous au courant ?
— Ce serait un peu long à expliquer au téléphone. Nous aimerions vous rencontrer.
— Laissez-moi vos coordonnées, je vous rappelle lundi.
— C’est assez urgent. Dans une heure, ça vous irait ?
— C’est une plaisanterie ?
— Pas du tout, Monsieur Meyer, on vous a chaudement recommandé à notre direction.
Sans laisser à Antoine le temps de réagir, la femme lui donna une adresse à Neuilly, avenue du Général-de-Gaulle. Elle répéta l’adresse en insistant sur le fait qu’ils l’attendaient dans une heure, et raccrocha.
Antoine resta un petit moment à regarder le téléphone. C’était quoi, le plan ? Une proposition d’emploi à dix heures et demie du soir, venant de gens qui connaissaient son nom et sa situation. Qui pouvait lui faire ce genre de blague à la con ? Il brancha le répondeur et décida que les abrutis ont vraiment du temps à perdre à faire chier le monde. Il aurait dû se faire mettre sur liste rouge.
Il termina sa tartine en essayant de chasser de son esprit le pourquoi de ce coup de fil. Il se recoucha, éteignit la lumière, ne trouva pas le sommeil, finit par se relever et se mit à chercher dans l’annuaire cette fameuse société bidon. Qu’il trouva. Emerson Intérim ! L’encadré occupait un quart de page, établissant la liste d’une douzaine d’agences sur Paris et de huit cents autres en France et en Europe, « au service des intérimaires ».
Il hésita une dizaine de minutes avant d’appeler. À la deuxième sonnerie, quelqu’un lui répondit. La même voix de femme, qui ne lui laissa pas le temps de parler :
— On vous attend avec impatience, Monsieur Meyer.
— Vous me proposez un boulot d’intérimaire ? demanda-t-il avec une pointe d’ironie.
La femme eut un petit rire vaguement choqué :
— Monsieur Meyer, on ne se permettrait pas de vous déranger à une heure pareille pour ce genre de proposition. Un taxi va venir vous prendre. D’ici un petit quart d’heure, ça vous va ? Et, je vous le répète, ce n’est pas une plaisanterie.
— D’où me connaissez-vous ? Qui vous a donné mon adresse ?
Mais la femme avait raccroché. Ça y est, ça recommençait, il avait eu droit à une soirée de répit, et c’était reparti. Une sorte de glissement vers l’absurde, l’inexplicable.
Il eut brusquement envie d’une cigarette, lui qui ne fumait pratiquement jamais. Envie de tenir une sèche entre ses doigts et de tirer dessus, ça le calmerait certainement. Il chercha fébrilement dans tous ses tiroirs et finit par trouver un vieux paquet de Camel que Lætitia avait dû oublier. Comme il n’avait pas de briquet, il utilisa la gazinière, retourna dans le living plongé dans l’ombre, s’affala dans un fauteuil, et fuma. Toussa, ressentit une vague envie de gerber, mais tint bon, jusqu’au filtre.
Le quart d’heure était maintenant écoulé. Antoine jeta un œil par la fenêtre. Une Mercedes grise attendait au bas de l’immeuble. Un taxi d’une compagnie on ne peut plus régulière. Il repensa à l’Étrangleur de vieilles dames. De quelle couleur était sa voiture ? Il n’y avait pas prêté attention, il se souvenait seulement que ça schlinguait la sueur et le déodorant à la pomme à l’intérieur. Ça ne pouvait être lui, de toute façon, à cette heure-ci Pierrot avait les flics au cul, peut-être même était-il en prison.
Pourquoi Antoine était-il si mal à l’aise, alors qu’il était à l’abri chez lui, protégé par un code qui changeait tous les trois mois et par une porte blindée cinq points – une initiative de sa mère lorsqu’elle occupait les lieux ? Pourquoi n’allait-il pas tout bonnement se recoucher après avoir débranché le téléphone ? En fait, il avait la trouille. Et la trouille de quoi ? De qui ? D’une bonne femme qui fait une blague stupide au téléphone mais qui vous envoie une voiture ? Pour vous emmener où ? Chez Emerson Intérim, soi-disant. À… il jeta un coup d’œil à la pendulette sur le buffet… à onze heures du soir.
Antoine n’allait pas se laisser pourrir la vie par un coup de fil. La curiosité a paraît-il tué le chat. Il ne se rappelait plus de qui il tenait ce proverbe, mais ça lui revint en mémoire. Il retourna à la cuisine et s’enfila un verre de scotch d’une bouteille qui n’avait jamais servi. Ça lui donna un gros coup de chaleur et la sensation évidente que rien ne pourrait lui arriver. Dans sa chambre, il ouvrit la penderie et chercha quel costume il allait porter.